Pito Prods Toros

La scène se déroule un peu avant mes cinq ans, le dimanche 10 août 1986. Ce jour-là, je n’ai pas le droit à la traditionnelle grasse matinée, mon père me réveille plus tôt qu’à l’habitude. J’ai du travail, je t’emmène, il me dit. Moi je ne pose pas de question, j’adore aller dans la caverne d’Ali Baba où il exerce la médecine générale. Sauf que cette fois-ci, il semble légèrement excité et me lance de petits coups d’œil en douce depuis le siège conducteur de la vieille Honda Civic qui nous mène à son cabinet du Vieux Bayonne. Au bistrot d’en bas, il va serrer la main à deux hommes et les invite à monter.

 

Nimeño II et Ortega Cano toréent tous deux à 18 heures. L’un a un doigt cassé, l’autre des maux de ventre persistants. Mon père les ausculte, leur prescrit un ou deux médicaments. Moi je suis témoin ébahi de la scène : je fréquente les arènes depuis l’âge de deux ans, et c’est la première fois que j’ai l’occasion d’approcher mes héros d’aussi près. Quand il leur propose de les ramener en voiture à l’hôtel Amacho où ils logent, Nimeño veut me prendre sur ses genoux. Je n’ose pas importuner cet homme qui va défiler le jour-même dans le théâtre de mes rêves. Je me fais plus petit dans mon fauteuil, feignant de n’avoir entendu l’invitation.

 

Des années plus tard, une nuit de pleine lune où je ne parvenais pas à trouver le sommeil, j’ai appris à la radio que Nimeño s’était pendu. Un toro l’avait rendu paralysé, il ne pourrait plus toréer de nouveau, alors il a préféré s’ôter la vie. Je suis allé informer mes parents de la nouvelle, j’ai un peu pleuré, puis j’ai écrit une brève pour le journal de l’école.

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Depuis ce jour, la tauromachie est toujours enfouie en moi. Plus ou moins intensément, plus ou moins passionnément en fonction des âges et des périodes de la vie. Mais quand j’ai commencé à travailler pour la chaîne de télé locale TVPI, j’ai pu connaître d’un peu plus près ce mundillo qui me fascinait tant quand j’étais gamin. J’ai pu m’approcher au plus près de l’essence même de la tauromachie : le campo, comme dans le reportage ci-dessus dans la ganaderia mythique de Pablo Romero.

 

Le but de cette page n’est évidemment pas de provoquer un énième débat sur la tauromachie. Cet art est extrêmement clivant et exacerbe les passions, souvent au-delà du raisonnable. Les reportages que je réalise ont souvent pour but de montrer l’envers du décor : le campo, donc, mais aussi des choses plus didactiques, comme cet habillage de picadors, filmé avec la complicité de mon ami Maurice Berho.

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Et puis il y a, bien entendu, les reportages sur les corridas. J’ai choisi ici une faena d’Alberto Lamelas, où les choses ne vont pas se passer comme prévu, donnant à ces vingt dernières minutes de la feria de la Madeleine, à Mont-de-Marsan, un faux air de Mort dans l’après-midi. Alberto Lamelas, à la ville, est chauffeur de taxi. Il n’est pas une de ces vedettes portées aux nues ; plutôt du genre laborieux. Ce jour-là, il va rappeler à tous que la tauromachie, à la base, ce n’est ni les derechazos sans fin de Manzanares, ni les arrucinas de Roca Rey. Que c’est avant tout un combat, un type qui risque sa peau pour le plaisir égoïste des milliers d’aficionados qui se rendent aux arènes dans l’attente d’un miracle.

Lamelas n’a pas fait de redondo, pas fait de naturelles liées : Lamelas a fait ce qu’il a pu. Et ça valait largement toutes les faenas artistiques qu’on avait vu lors de ce cycle. On lui a donné une oreille, pourquoi pas plus ? À l’applaudimètre, en tout cas, il était largement devant tous les autres. Quand je lui ai demandé comment il se sentait, il a simplement répondu « je suis heureux ». Il est sorti de l’arène à pied, en serrant fort l’oreille d’Estanquero contre son corps meurtri. Il devra la rendre à contrecœur à son peón de confiance, juste avant de monter dans l’ambulance.

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